Story : Florian Pelissier chez Rudy van Gelder

1 nov. 2020

FLORIAN PELISSIER CHEZ RUDY VAN GELDER

 En Janvier 2019, je fus inviteé à venir jouer avec mon quintet au french quarter jazz festival, un festival qui se déroule New York et à Montréal. La partie new-yorkaise se déroule en partenariat avec le winter jazz fest, le très grand rendez vous des pros et du public, tous les clubs font jouer plusieurs groupes par soir, le public a froid dans les rues glacées et se presse dans les clubs bondés et joyeux.  Les meilleurs musiciens de la planète jazz se retrouvent là et des contrats et des tournées se dealent pour les projets les plus flamboyants.

pour ma part je débarque le 11 janvier avec mon quintet donc, bardé de 2 remplaçants de haut vol, Olivier Zanot au sax Ténor et Théo Girard à la contrebasse en lieux et places de Christophe Panzani et YoniZelnik, enfin un invité très spécial nous accompagnait le roi du tambour Ka et des percussions antillaises, monsieur Roger Raspail.

Un quintet à 6 donc, deux dates new yorkaises le 11 au Bitter End, et le 15 au Smalls Jazz Club, une date à Montréal le 17 janvier à l’Astra, magnifique programme. D’autant plus symbolique pour moi que j’avais composé les premiers titres du Quintet 18 ans auparavant durant mes études à la New SchoolUniversity de New York l’hiver 2000/2001 .
Le rêve de cette histoire, un des rêves de ma vie était de venir jouer cette musique à New York,  cela devenait réalité presque 20 ans plus tard.

Et là patatra, après être descendus de l’avion la nuit tombant sur Brooklyn, nous posions nos bagages dans un Palace du MeatMarket, ce quartier très chic et gentrifié au sud de Chelsea, le festival nous accueille dame manière princière mais pas le temps de souffler direction le Village et le club «  Bitter End » dans Bleecker Street où nous jouons en dernier à 00h30, le temps de manger et de boire une bière.

Malheureusement, les groupes qui jouaient avant nous n’ayant pas tenu leurs temps de passage, l’organisation s’est décalée, et nous nous retrouvons à jouer à 1h30 du matin ( une nuit de grand froid) devant un club vide avec des musiciens au bord de l’agonie liée à l’attente et au jet lag. Je monte sur scène, un line check express, nous jouons 3 titres un peu animés histoire de ne pas achever les 6 adorables personnes restées pour nous écouter, pour la plupart de l’organisation et une ex star de rap français, qui m’a envoyé un message juste avant le concert pour avoir une invitation, je n’avais jamais reçu un mot de lui avant et n’en ai pas reçu après…

Bref, j’écourte le massacre, 15 minutes plus tard nous étions dans la rue, et 15 autres minutes plus tard, j’étais allongé sur un King Size Bed de Palace en me demandant bien quel était le sens de cette vie. Comment m’étais je retrouvé dans cette situation; comment fut-ce Dieu possible, que cette soirée que j’avais rêvée pendant vingt ans tourne à ce point au fiasco, je cherchais des coupables, mais il n’yen avait pas, les personnes du festival étaient aux petits soins et adorables, les gars du club aimables autant que faire ce peu pour des barmen de clubs new yorkais, et les musiciens qui jouaient avant nous avaient tous dépassés de 5 minutes chacun, pour des raisons techniques, artistiques ou parce que la fille convoitée du saxophoniste n’était pas encore arrivée et qu’il a fait durer son solo un peu plus que de raison.
Des motifs valables en somme.
Pas de coupable donc, mais moi je me retrouve avec une équipe de 5 musiciens à motiver pour le prochain gig 4 jours plus tard …. et puis j’ai un peu vendangé mon rêve…. Je me souviens qu’en m’endormant je luttais contre le sommeil et qu’à moitié délirant je rêvais à demi que j’étais dans la même chambre d’hotel avec Beyoncé nue mais que je n’arrivais pas à m’endormir….. bref un cauchemar
Cette longue et nécessaire introduction pour en venir au but de cette histoire
Rudy Van Gelder, Rudy et son studio.
Pour ceux qui n’ont pas entendu parler de Van Gelder et qui n’ont pas d’abonnement internet, en quelques mots Il est sans doute l’ingénieur du son le plus mythique de l’histoire du Jazz, son studio ( ou ses studios devrait on dire car le premier il l’avait construit dans la maison de ses parents à Hackensack) a accueilli  tous les plus grands musiciens de cette musique, les plus grands groupes et est à l’origine du son de labels comme Blue Note, CTI et des dizaines d’autres.
Il est aux manettes sur environ 3000 enregistrements.

Le matin du 12 janvier je me réveille dans un état un peu bizarre comme un peu perdu et on décide de partir se balader dans Manhattan avec Yoann Loustalot et Olivier Zanot en commençant par le quartier de Chelsea et j'observe des nouveaux immeubles qui viennent de sortir de terre et qui n'existait pas la dernière fois que j'étais venu à New York, cette promenade permet de me détendre un peu en parlant de musique, de New York  et du concert de la veille avec les gars , concert que j'essaye d'oublier. Je me demande « mais bon Dieu ce fameux studio Van Gelder existe-t-il encore fonctionne-t-il encore ? peut-on éventuellement le visiter?

Je cherchais comme ça une porte de sortie un peu mystique, un lieu de recueillement lié à l'histoire du jazz où je pourrais essayer de transformer cette énergie un peu sombre dans laquelle je me trouvais.
J'ai vécu à New York pendant  deux ans 2 de de l'été 1999 à fin septembre 2001 et j'étais étudiant à l'époque à la New SchoolUniversity mais entre les cours très nombreux les devoirs à rendre, les partiels et les quelques gigs de ma vie de jeune musicien de l'époque je ne connaissais que très peu la vie , l'usage et l'existence des studios d'enregistrement malgré les quelques expériences que j'avais eu en France et de rares sessions à New York je n'étais pas du tout dans l'état d'esprit de me renseigner sur ce sujet de l'histoire de cette musique que furent les studios d'enregistrement et les conditions  dans lesquels les producteurs et les musiciens des disques que j'écoutais avait enregistré tous ces chefs-d'œuvre mystérieux.

 J’avais cru lire dans les liner notes des vinyles  que je possédais à l'époque que ce studio se trouvait pas très loin de New York ou à New York même mais je ne savais pas où donc grâce à la technologie moderne et les téléphones intelligents et internet je me suis mis tout en marchant sur la huitième avenue à taper Van Gelder Studio dans la barre de recherche de Google tout en disant aux gars avec qui j'étais que  puisqu'on avait prévu de rester 4/5 jours après Notre date québécoise le 17 janvier pourquoi pas essayer d'organiser une session d'enregistrement .Trouvons un batteur, puisque notre batteur devait rentrer à Paris, ce qui ne devait pas être très compliqué à New York évidemment.

Et alors choses très étrange après avoir cherché le nom du studio sur Google je ne trouve qu'une page Facebook pas très bien faite qui n’a  pas l'air d'être en activité mais quand même une page Facebook avec comme coordonnées un numéro de téléphone. On commence à rêver un peu avec les gars,  j'essaye d'appeler le numéro un peu tremblant immédiatement, hélas pas de réponse ! Je continue durant une partie de l'après-midi et la journée et toujours rien et plus tard le soir dans ma chambre d'hôtel je décide de faire des recherches un peu plus approfondies sur Internet et je trouve l'adresse e-mail d’un certain Don Sickler. Don,  un trompettiste new yorkais des années 60 et je décide de lui écrire un mail pour savoir si  le studio existe encore si il est en activité si c'est possible d’y enregistrer,  si on peut éventuellement le visiter voilà…. avec les dates oú nous serions de retour à New York.

Le lendemain matin Don Sickler m’appelle et il me demande si je souhaitais des renseignements au sujet du studio d'enregistrement ou du local de répétition et je lui dis que je ne savais pas qu'il y avait également un local de répétition mais que ça  peut m'intéresser étant donné que nous avions ce fameux deuxième concert le lundi suivant. Et si le studio d’enregistrement existe  bel et bien, si il est ouvert au public éventuellement si il y a des disponibilités  pour enregistrer et et il me dit oui  le studio est en activité …

Voilà il y a peut-être des jours de libre donc que je dis « très bien nous serons à New York entre le 19 fait le 23 janvier est-ce que vous auriez des disponibilités à cette période-là ?  Il demanda sa femme Maureen  «  are thereavailibilities in the studio between the 19th and the 23rd »? Et j'entends de loin Maureen répondre «  yeah the 19th is fine »

Donc tremblant je dis c'est parfait je réserve pour le 19  en début d’après midi et à ce moment-là Don me demande et vous voudriez réserver pour combien d'heures puisque le studio se loue à l'heure et il me dit sur un ton  autoritaire « ça coûte 150 $ de l’heure » ce qui ce qui me paraît un prix tout à fait accessible pour un studio aussi légendaire , donc je lui répond «  on va commencer par cinq heures » et comme je n'avais pas encore monté l'équipe complètement et que je ne savais pas quelle musique on allait enregistré ça me  semblait être un bon début. Rendez-vous pris pour le studio le 19 et avant ça nous sommes allés répéter le 15 janvier au local de répétition de leur appartement sur la 26e rue à New York qui est aussi l'endroit où Don et Maureen conservent beaucoup d'archives du studio de Rudy Van Gelderet Don en tant qu'éditeur de jazz possède un  nombre incalculable d'originaux de musique, d'arrangements de partition toujours liés aux éditions de tous les musiciens de jazz pour lesquels travaille et travaillait . Il a un super site Internet on peut commander des originaux ( https://www.ejazzlines.com/small-group-combo-charts/don-sickler-editions/).

Dans le petit studio de répétition qui fait partie de l'appartement il y a la contrebasse de Jimmy Garrison et un vieux Steinway super on a passé un très beau moment là bas à  faire un filage pour le concert du soir. Don connaît un  nombre infini d'anecdotes sur les grands personnages de cette musique, il a d'ailleurs en rigolant raconter que sur le tapis du studio de répétition il y avait des résidus de bave de tous les grand trompettiste et tromboniste qui étaient venu répéter et faire des sessions dans ce local,  de Freddie Hubbard à Lee Morgan ou Jay Jay Johnson. Vers 18 heures ou 19 heures et nous avons quitté l'appartement  par un ascenseur très new-yorkais, ce type d'ascenseur vieil immeuble qui arrive directement de manière très classe dans les appartements,

Nous avions un peu mal calculé notre coup et entre les cinq musiciens du quintette plus Roger Raspail qui n'est pas une demi-portion non plus on s'est retrouvé bloqué dans l'ascenseur …Là, je me suis dit que ce fameux premier concert New-Yorkais avec le quintet, ce fameux concert dont j'avais rêvé toute ma vie, continuait à me résister.

J'ai décidé d'ailleurs de faire un Facebook live depuis l'ascenseur en espérant que des gens de l'organisation du festival le verraient  et réaliseraient que nous n'étions pas bloqué dans une crack House de  Harlem ou dans une maison close et que nous avions bien pris la direction du club mais que nous étions confinés dans un ascenseur

Nous avons été débloqués assez vite fort heureusement et avons pu nous rendre au concert, l'immense MinoCinelu nous a fait l'honneur de venir jouer avec nous pour les trois derniers morceaux pour ce qui reste un des plus beaux souvenirs  de concert de ma vie. La suite s'est passée merveilleusement entre tous les musiciens que nous avons pu croiser et rencontrer, les concerts auxquels nous avons pu assister ainsi que les rencontres professionnelles liées à l'organisation de ce festival, le voyage jusqu'à Montréal, l'accueil sur place et enfin le concert à l’Astra de Montréal le dîner et la superbe soirée qui suivit, tout fût parfait.

Entre-temps Théo Girard le contrebassiste qui nous accompagnait et serait le contrebassiste de cette fameuse session au studio Van Gelder me dit que  puisque nous avons décidé de faire la session à 4, en quartette donc avec Yoann Loustalot à la trompette moi au piano lui à la contrebasse et qui nous fallait un batteur new-yorkais,

il me dit  « j’ai rencontré il y a deux ans lors d'une tournée en Amérique du Sud le fameux batteur NasheetWaits «  (dont je connaissais la musique évidemment sans jamais l'avoir rencontré personnellement) « je vais l'appeler pour savoir si il est disponible à cette date et Il répond il est disponible donc voilà l'équipe formée pour le surlendemain au studio qui se trouve dans le New Jersey l'État qui fait face à New York en traversant l’Hudson River.

Le lendemain pendant que David Georgelet Olivier Zanot et Roger Raspail reprennent l'avion pour la France, on se retrouve Yoann et moi chez un ami à moi qui habite Montréal et dont la fille fait du piano, dans une chambre de sa maison nous jouons, composons et écrivons la musique que nous voulions enregistrée.

Puis direction la gare routière de Montréal, passeports en poche pour prendre le bus de nuit qui nous ramène à New York. En pleine nuit  Le passage de la douane s’avère délicat, en effet nous avions joué une série de concerts entre New York et le Québec mais pour les autorités américaines c'était officiellement une série de show cases qui étaient payés par la France et notre situation ne pouvait s'éclaircir que grâce a une lettre que nous avait donné le festival stipulant que nous ne recevions pas d'argent d’une organisation américaine et qu’ainsi nous ne travaillions pas illégalement sur le territoire américain. Mais Théo, Yoann  et moi,  nous n'avions pas accordés nos histoires et Yoann s’est  retrouvé bloqué à la douane à deux heures du matin interrogé par les douaniers. Moi, de mon côté, j'ai essayé de temporiser le conducteur du bus qui ne voulait pas être en retard sur son horaire et après multiple palabres Yoann a montré la fameuse lettre et les douaniers l’ont libéré.

Au lever du soleil arrivés Manhattan dans le quartier de Penn Station, breakfast,  un café américain des oeufsSunnySide up,  nous avons rejoint notre hôtel  et nous avons appris à ce moment-là que NasheetWaits ne pouvait plus participer à la session d'enregistrement pour un problème d'organisation de garde d'enfant avec sa femme et il nous donne les coordonnées de son Sub (son remplaçant) le plus courant ces temps-ci à New York, un jeune batteur du nom de MalickKoly d'origine ivoirienne de nationalité française vivant à New York et accompagnant entre autres le grand Wallace Rooney qui est malheureusement décédé ce printemps 2020. Malik devait d'ailleurs faire la tournée des festivals avec lui cet été et un rendez-vous est pris au studio à 13h

Après une courte sieste matinale, on file dans le sud de Manhattan à Tribeca pour louer une Contrebasse pour Théo chez Davi Gage, le fameux loueur d’instrument, puis nous sautons dans un Uber Van, tous les 3 avec la basse.
Nous donnons l’adresse du studio 445 Sylvan Avenue, Englewood Cliffs, New Jersey.

Ce faisant j'ai encore du mal à réaliser que je donne au taxi cette adresse que j'avais vu et ce nom tant de fois sur le dos de ma collection de vinyles de Blue Note précisément j'ai toujours été fasciné par ce label et J'ai réalisé les années passant que le son de ses enregistrements était le son que j’aimais le plus et qu'ils avaient été pour la plupart enregistré dans ce studio avec le regretté Rudy Van Gelder. Quelque 45 minutes de voiture plus tard après avoir remonté Tout Manhattan et passé le Washington Bridge nous voilà dans le New Jersey un début d'après-midi maussade et grisâtre de janvier il fait très froid.

Le conducteur du taxi nous amène au 445, et là,  un genre de  petit sous-bois qui borde la Grande avenue avec une boîte aux lettres sans inscription en métal qui doit dater des années 50,  un chemin à moitié goudronnée nous amène entre les arbres décharnés devant cette bâtisse un peu  mal vieillie d’aspect bétonné avec ses escaliers de bois et cette forme étrange qui ressemble un peu à un Courtepaille laissé à l'abandon

Le taxi dans cette zone semi désertique d’EnglewoodCliffs au New Jersey refuse de nous abandonner là tout en me disant que nous avions dû nous tromper d'adresse « ça ne ressemble pas à un studio d'enregistrement ou à un lieu habité ». Je lui dis que je descends de la voiture pour aller vérifier… je trouve une petite porte avec une petite sonnette, je sonne Maureen  m'ouvre la porte, dans l'entrebâillure,  je vois la caverne d'Ali Baba, je rassure notre taxi qui s'en va et nous pénétrons dans le studio Rudy Van Gelder,  une chapelle inouïe de bois avec ces éclairages dorés à la forme conique assez haute .

  Don et Maureen nous explique qu’ en 1959 , c'est le cabinet d'architecture Frank Lloyd Wright qui a réalisé ce bâtiment, le même architecte qui a réalisé le musée Guggenheim à New York et qu'à l'époque que tout le monde s'était moqué de Rudy en lui disant qu’une salle d'enregistrement si haute avec une forme de chapelle était tout ce que l'on devait éviter si on voulait pas avoir un son avec trop de réverbération, mais la multitude de bois et des poutres utilisés ont rendu cette pièce évidemment immense avec un son très large mais surtout incroyablement chaleureux.

Tout est là, la console Neve de Rudy quelques micros de l'époque dont celui qui a servi à John Coltrane pour l'enregistrement de Blue Train il y a aussi la matrice qui permet de graver le glass Master du vinyle dès le soir de l'enregistrement. Tout est en état, c’est hallucinant depuis que Rudy est mort rien n'a bougé ! Maureen, son assistante, a repris le studio et a tout laissé dans le même état, les ampliset les casques sont déjà branchés, les micros sont déjà placés il n’y a plus qu'à enregistrer…. l'une des principales différences qui est visible dès l'entrée dans la pièce sont ces quatre « Booth » qui servent à la batterie à la contrebasse au piano et pour un autre musicien éventuel qui n'existaient pas à l'époque de Blue Note quand tout le monde enregistrait dans la même pièce, mais la musique s'étant peu à peu électrifiée, les batteurs jouant de plus en plus fort, les claviers et les guitares électriques.

 Il était devenu nécessaire à Rudy de créer ces mini pièces isolées au sein de la grande chapelle il y a maintenant deux Steinway au studio le petit demi queue c'est celui d'origine qui était déjà chez ses parents à Hackensack sur lequel ont enregistré Bud Powell et Monk et a ensuite migré dans ce fameux studio  oú Herbie Hancock, Mc CoyTyner, et tant d'autres l’ont utilisé sur ces enregistrements désormais célèbre et il y a aussi un Steinway plus jeune et plus grand, de meilleur qualité, mais pour moi c'est évident qu'il fallait que je joue sur l'instrument qui faisaient corps avec le studio, donc le piano historique.

 Dans leur studio nous retrouvons Maureen et Don en pleine forme et le jeune et beau MalickKoly qui a déjà installé sa batterie.

 Je prends ma respiration et essaye de graver dans ma mémoire l’odeur particulière de propreté récente mais incapable de cacher suffisamment l’odeur de l’énergie laissée par les musiciens des 3000 sessions d’enregistrement qui se sont succéder dans ce temple.

Sans plus attendre nous enregistrons un premier morceau… au tout début je n'arrive pas à jouer tant la sensation est étrange d'entendre dans le casque le son de ce piano que je connais par cœur,qui est peut-être le piano que j'ai entendu le plus de fois dans ma vie en disque, une sensation vertigineuse et très déroutante. Nous finissons la première prise, une ballade coécrite avec Yoann qui figurera sur l'album «  Le Deal » à sortir sur le label favorite Recordings à l'automne 2020 car la beauté et la qualité du son que nous avons enregistré ce jour-là dans ce studio magnifique en cinq heures a donné naissance à un disque.

A la fin de cette première prise Maureen nous demande de venir dans la régie pour écouter le son,  Malik connaissait déjà le studio car il y avait enregistré plusieurs fois.

Yoann Théo et moi avons eu instantanément les larmes aux yeux, c’était magique ! J'avais attendu ce moment toute ma vie et j'avais fini par trouver cette caverne magique d'où était sorti mes albums préférés, et alors que la session d'une après-midi ne faisait que commencer, je savais déjà que je ferais en sorte d'y retourner le plus souvent possible. La douceur et profondeur des tambours, la réverbération naturelle qui entourait chaque note de Yoann, le sombre des notes de basse, et enfin ce piano, qui a traversé les époques bénies, ce piano traversé par tant de génie jusqu’au mien (rires), comme la vie, il ne m’a pas déçu.

Le bassiste, le batteur, et moi étions chacun isolés dans une de ces petites pièces vitrées où nous pouvions nous voir les uns les autres et Yoann était seul sous la voûte de la chapelle de bois. Avant chaque prise, Maureen nous glisse à l’oreille une succession de chiffres complètement aléatoire, ce sont ses repères de timecode pour la session, mais ces nombres aléatoires ont un côté magique, qui parfois nous fait rire quand à la place de «  thirty five, sixtyseven ,two » elle glisse un très sobre «  zerozero » . Je prends alors conscience ce que j’avais longuement supputé ou cherché….

 La qualité d’une pièce, d’un studio et les outils permettant de graver la magie que nous essayons de faire, est au moins aussi importante que la qualité de la musique produite, la folie, le génie de Rudy van Gelder, cet endroit magnifique qu’il n’a cessé de peaufiner et d’améliorer jusqu’à son dernier souffle, les instruments, le placement des micros, le confort donné aux musiciens. Une perfection ! Le son de sa trompette ou de son bugle résonnaient jusqu'aux plus hautes poutres de la pièce avant de finir capturé dans le micro qui lui faisait face.

 Nous avons enregistré sans cesse pendant cinq heures nous avons à peine pris le temps de boire café et pendant ces cinq heures mon esprit me jouait comme dans les lanternes magiques à travers la projection mentale d’une succession de photos que j'avais vues sur les quatrième de couverture des albums, les photos de ce lieu magique dans lequel nous jouions à notre tour.

 C’était vraiment comme si j'avais trouvé un  passage secret vers les étoiles.

 À 19 heures, après avoir remercié chaleureusement Maureen est écouté encore quelques histoires incroyables de Don, nous avons fait la route de nuit qui nous ramène à Manhattan et nous sommes allés boire une bière tous les quatre dans les clubs du village presque sans prononcer un mot tant nous avions conscience que la vie nous avait fait un cadeau immense et aussi parce que les mots que nous échangerions dans les lieux que nous allions fréquenté désormais risqueraient de sonner un peu moins bien que dans la grande pièce du Van Gelder studio.
Nous retournons au studio avec mon quintet au complet pour enregistrer le 5ème album le 18 aout 2020, nous y sommes restés 3 jours, l’album sortira à la fin de l’année, mais c’est une autre histoire.

 

Anecdotes

Maureen a commencé à travailler avec Rudy au debut des années 80, elle  été son assistante pendant 33 ans,
c’est Don son mari qui faisait des sessions au studio comme arrangeur et trompettiste, et il lui a présenté Rudy
Elle raconte la frénésie du rythme au studio
ou les sessions différentes s’enchainaient tous les jours les musiciens arrivent vers midi, enregistrent toute la prés midi

généralement ils font une pause vers heure du diner et là on ne perd pas de temps, on choisit les bonnes prises de chaque morceau, une ou deux «  édits «  sommaires en coupant direct dans la bande pour les solos trop longs ou moins pertinents.

Quand c’est pour Blue Note, le choix des morceaux et l’ordre sont parfois décidés le soir même et Rudy grave la matrice vinyle aux alentours de minuit, le disque est prêt à être pressé, il n’ya plus que la pochette à faire, il prépare le studio pour la session du lendemain. Autant dire qu’il n’avait pas de vie privée.

Une des premières anecdote de Maureen en tant qu’assistante était pendant l’enregistrement de Lush Life de Joe Henderson, les autres musiciens étaient déjà partis,
Joe a demandé à faire une dernière prise solo et à demander à éteindre les lumières pour changer l’atmosphère.
Et ensuite ils ont entendu un son incroyable de la part de Joe qui se laissait aller dans le noir de l’intimité, il a raconté plus tard que c’était une experience folle de se retrouver seul au milieu de la pièce à jouer sans casque et d’entendre son propre son dans ce studio si chaleureux.

L’album gagnera un grammy d’ailleurs en 1992.

Don et Maureen nous ont raconté également que les chinois avaient voulu racheter le studio pour utiliser le terrain et y construire un complexe pharmaceutique récemment, Herbie Hancock est venu récemment au studio pour commencer les démarches afin de le protéger et de le faire rentrer au patrimoine mondial de l’Unesco

avec MalickKoly, nous avons tout de suite accroché, c’est un jeune mec brillant, avec un jeu et un son profond, assez à l’ancienne, il me fait un peu penser à Roy Haynes ou Art Blakey, et dans l’énergie et les coups de folie un peu à Paco Sery également, mais ça je pense que c’est juste que j’ai surinterprèteront ces origines ivoiriennes.

Il faut préciser que Yoann et moi n’avions joué que quelquefois avec Théo Girard, le contrebassiste, qui est génial en plus d’être une crème et comme Yoann bandleader de multiples projets.

Ce quartet est donc né cet après midi là, certains n’avaient jamais joué ensemble, d’autres très peu.

Malick est drôle car il appartient à cette jeune génération de batteurs new yorkais qui ont grandi avec le jazz et le hip hop, mais lui lors de cette session a décidé de rester 100 pour cent jazz, c’est à dire que parfois je proposais des «  tournes «  ou la plupart des batteurs auraient identifié le style tout de suite et se seraient mis à jouer la boucle hip hop; mais alors lui c’était hilarant car a chaque fois que je faisais ça il partait en chorus de batterie immédiatement ou alors il jouait des grooves un peu vivant un peu à la Dejonhette. Le résultat est étonnant, c’est pas du tout ce à quoi je m’attendaismais je trouve que ça marche super. Notamment sur un titre qui s’appelle «  chinatown protest » un titre en echo à l’actualité entre révoltes à hongkong et virus à New York,

le premier titre qu’on a enregistré est une ballade un peu sombre, qui s’intitule «  custom agents » en l ‘honneur des douaniers qui ont laissé passer Yoann aux USA :) c’est un des titres que nous avons écrit la veille a Montréal.

en plus de ces deux,là, 3 titres complètent cette session d’une après midi.

une suite très longue en trois parties qui s’intitule  «  mexicanjunkanoo suite » qui était un morceau que j’avais écrit pour le quintet mais que j’ai décidé  d’essayer ce jour là et qu’il nous fallait de la matière…. MalickKoly et Yoann sont exceptionnels sur ce titre, je pense que Yoann a commencé à vraiment s’éclater tout seul avec sa trompette dans cette pièce si inspirante.

une valse composée la veille par Yoann et moi qui s’intitule «  Jazz Traficantes »  ( à prononcer en espagnol ) pour rester dans cette métaphore filée des voyous ( l’album et le quartet s’appellent «  Le Deal »)

et il y a un morceau bonus qui sera surement sur CD et /ou en stream, c’est une ballade que Yoann avait dans sa besace, qu’il a écrit récemment, le titre était « demain » mais pour les besoins de cohésion de l’histoire je l’ai renommé «  noche en la carcel » ( une nuit en prison NDLR), à la place de demain j’ai préféré imaginer ce qu’aurait été l’histoire si il avait été retenu en prison et que j’avais du enregistrer ma première session en piano trio, celle que j’essaye d’éviter depuis que je suis né :)